Mon propos aujourd’hui est absolument anachronique. Il en a pleine conscience, s’en réjouit. A dessein, je fais converser deux époques. Deux réalités. Deux espaces. Vous serez prévenu(es) ! Ainsi va ma fantaisie ; elle met en scène une femme. Vous la connaissez, Emma Bovary. Née il y a 165 ans, en 1857 sous la plume de Flaubert. Et les réseaux sociaux qui voient le jour dès 1997 avec « six degrees », le premier réseau social créée par Andrew Weinreich (nommé ainsi en référence avec la théorie des Six degrés de 1929 selon laquelle toute personne sur le globe peut être reliée à une autre via des chaines de relations comprenant elles-mêmes cinq maillons).
Six degrees sera fermé en 2000 par faute de financements. En revanche vous savez la fortune de ses illustres descendants : LinkedIn lancé en 1991, Facebook en 2004 , You Tube, 2005, Twitter, 2006, WhatsApp, 2009, Instagram, 2010, Twitch, 2011, Discord 2015, Tik Tok 2016….
D’un côté, Madame Bovary , l’un des titres les plus vendus chez Folio avec Les Misérables et Bel Ami ; l’un des classiques français les plus lus à l’étranger après Le petit prince de Saint-Exupéry et L’Etranger de Camus.
De l’autre, Les Réseaux sociaux : 4,70 milliards d’utilisateurs dans le monde soit, 59% de la population mondiale. 7 nouveaux utilisateurs par seconde. Voici le décor de ma licence poétique planté. Les forces héroïques en présence. L’histoire peut commencer. (enfin !)
Madame Bovary, c’est nous.
Mais pourquoi les mettre en relation ? Il se peut que la formule légendaire de Flaubert teinte vaguement à vos oreilles. « Madame Bovary, c’est moi ». J’ose entonner à sa suite (comme d’autres d’ailleurs) « Madame Bovary c’est nous ». Je mesure entièrement le côté réducteur de mon affirmation. Feignez de me croire , un instant. D’accepter ce postulat de principe. De signer le pacte ancestral de lecture.
Je me lance. Le monde semble en effet atteint de « bovarysme » : « Tendance à s’imaginer autre que l’on est, à rêver un autre destin », « État d’insatisfaction affective et sociale où la personne atteinte rêve d’un monde romanesque » « Subst. masc. [P. réf. au principal personnage du roman de G. Flaubert] , faculté départie à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est en tant que l’homme est impuissant à réaliser cette conception différente qu’il se forme de lui-même ». L’Homme rêve , fantasme sa vie et son être ; les scénarise, les illusionne parfois. Comme Emma, la grande hallucinée.
Une précision indispensable à la lecture ce billet : je ne cherche pas le moins du monde à fustiger les réseaux sociaux. Je porte un regard amusé sur ces personnages de roman dont la vie, la trajectoire auraient pu être modifiées par l’ utilisation des réseaux sociaux. Qu’auraient-ils choisi de montrer d’eux-mêmes ? Et ceci aurait-il eu un impact sur leur destin ? (je tenterai peut-être l’expérience avec Anna Karénine, Gregor Samsa ou Ramatoulaye Fall)…
Mais il s’agit ici d’Emma. Avec sa personnalité propre. Celle qui nous irrite et nous attendrit tant. Je vous repose donc la question. Qu’est-ce qu’Emma aurait posté ? (le roman évoque la vie d’Emma de l’âge de 18 à 27 ans).
Emma aurait continué à lire…
« Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées
s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous
les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres,
troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au
clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme
des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas,
toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à
quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux
cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses
historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels ». (chapitre 6 partie 1)
On connait le goût d’Emma Bovary pour la lecture ; Charles, son époux et sa belle-mère tentent d’ailleurs de l’en éloigner. A les entendre, cette habitude fâcheuse expliquerait son état dépressif (en fait Emma se meurt d’amour pour Léon). Mais détrompez-vous. Elle n’aurait pas délaissé ses livres au profit des réseaux sociaux.
Le saviez-vous :
- 81% des 8-25 ans en France lisent pour leurs loisirs
- 58% des 20-25 ans lisent des romans même si 47% lisent tout en faisant autre chose 😊 (message, vidéo)
- 59% d’entre eux ont déjà écouté un livre audio ou un podcast… Avec une écoute en forte progression sur le segment 8 – 19 ans
- Malgré un temps hebdomadaire sur internet en augmentation ( de 12h20 en 2011 à 17H48 en 2022), les 8-25 ans « lisent en moyenne plus de 13 minutes par semaine qu’il y a 6 ans. »
Emma aurait donc poursuivi son Walter Scott et son Bernardin de Saint-Pierre. Se serait vraisemblablement abonnée à un podcast sur l’amour comme le cœur sur la table de @VictoireTuaillon (600 000 auditrices /auditeurs à chaque épisode) ou Love Story, de @AliceDeroide. Aurait ses Youtubeurs/Youtubeuses favoris.
Emma « s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, […] les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs ».
Cosmopolitan, Biba, Marie-Claire, Elle Décoration, Vogue auraient négligemment traîné sur son bureau. Non sans un certain dandysme ; elle aurait adoré le format papier ! Elle les aurait considérés un peu comme ses disques vinyle à elle.
Mais elle aurait préféré Instagram !
Malgré ses 2,935 milliards d’utilisateurs actifs mensuels dans le monde (vs 40 millions en France), Emma aurait probablement boudé Facebook. En tout cas jusqu’à ses 25 ans.
Facebook, le réseau le moins plébiscité par les jeunes femmes de 16 à 24 ans. Et si celle-ci avait opté pour Facebook, le réseau social n’aurait figuré qu’en 4ème position seulement dans le répertoire de ses habitudes sociales.
60% des utilisateurs de Facebook en France ont en effet plus de 35 ans et 38,9% plus de 45 ans. Une tendance mondiale d’ailleurs.
En revanche, Instagram (1,2 milliard d’utilisateurs dans le monde) aurait été son grand coup de cœur. Son vrai et seul grand amour.
Le saviez-vous ?
- L’un des hashtags les plus populaires sur Instagram ? #love
- 29% des 18-24 ans utilisent Instagram
- 30,8 % des 25-34 ans utilisent Instagram
- 10% des 45-54 ans utilisent Instagram
Vous pourriez m’objecter le fait :
- Qu’Emma vit en région rurale (Les Berteaux, Tostes, Yonville) alors qu’Instagram est un réseau essentiellement urbain et périurbain ;
- Qu’Emma a un niveau d’études assez sommaire vs. les 43% des utilisateurs d’Instagram ayant un diplôme universitaire, et 37% une formation quelconque ;
Qu’importe, je persiste et je signe.
Instagram aurait absolument enchanté Emma Bovary. La dimension esthétique de l’application. L’espace alloué à la représentation idéale de soi. (Emma passe son temps à la fenêtre, comme désir de regarder, possibilité d’être regardée). La gratification par le like. Les stories…
Elle aurait maîtrisé les codes du genre. Serait passée maitresse dans l’art de l’éclairage, du bon profil, de la sublimation d’elle-même ! Avec une fausse pudeur, elle aurait éconduit ou fait espérer toutes celles et ceux qui se seraient glissés dans ses DM. Aboli les frontières du temps et de l’espace (tout son drame !) .
Elle aurait peut-être même supporté Charles, son mari. Aurait installéun logiciel pour espionner ses amants incognito et évité par mégarde de liker leurs photos. Quant au personnage sulfureux de Lheureux, marchand de nouveautés et artisan de la ruine d’Emma ? Envolé ! Elle aurait « shoppé » en ligne et déniché des super promotions.
Emma aurait-elle été une influenceuse ?
Difficile à dire avec certitude. Elle aurait eu une influence certaine, j’imagine.
« Elle était si triste et si calme, si douce à la fois et si réservée, que l’on se sentait auprès d’elle pris par un charme glacial, comme on frissonne dans les églises, sous le parfum des fleurs mêlé au froid des marbres. Les autres même n’échappaient point à cette séduction. Le pharmacien disait :
— C’est une femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans une sous-préfecture. Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les pauvres sa charité.
Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine » (chapitre 5, deuxième partie)
Qu’aurait-elle partagé ?
Des modèles de mode, de coiffure, et sans doute le fameux fiacre, témoin ébahi de son rodéo amoureux avec Léon.
Ses produits préférés dont la cold cream, le secret de sa peau douce, parfait pour ses rendez-vous clandestins avec Rodolphe, son amant. Des images de Tostes ou de Rouen. Des citations de Walter Scott.
Des stories du fameux bal à la Vaubyessard qui a cristallisé tous ses désirs, de sa soirée à l’opéra ; elle y a vu jouer Lucia De Lammermoor de Donizetti.
Ses plantes grasses (offertes par Léon, son autre amant), sa pouliche ; des vidéos avec des astuces pour garder les ongles aussi blancs que le siens, les cils aussi ombrageux, les cheveux aussi soyeux… Elle aurait reposté les photos de ses idoles, femmes artistes, demi-mondaines qui s’encanaillent dans les salons privés des restaurants parisiens. Des destinations de rêve, idéales pour abriter ses amours. Des paysages tourmentés à la Lamartine. Et des selfies bien sûr (cigare à la bouche, chapeau d’homme vissé sur la tête).
Et encore ?
« A partir de ce jour-là, ils s’écrivirent régulièrement tous les soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la rivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l’y chercher et en plaçait une autre, qu’elle accusait toujours d’être trop courte ». (chapitre 9, deuxième partie)
Quoi de mieux qu’Instagram pour envoyer des audios, des photos, des messages, des vidéos à ses amants ? Planifier ses escapades ? Exit les coursiers indiscrets et autres missives compromettantes !
Et WhatsApp me direz-vous ? Je vous réponds ceci. Si 35% des français l’utilisent, (2 milliards dans le monde, 100 milliards de messages envoyés chaque jour !), WhatsApp n’ est que le 4ème réseau social des 18-25 ans.
Et Snapchat rétorquez-vous ? J’ai eu à ce propos un débat intéressant avec une milléniale : « Plus personne n’utilise Snapchat » . (je vous épargne la moue dégoûtée). Pourtant en dépit des apparences le réseau, encore plus populaire qu’auparavant :
- Rallie 18% des jeunes femmes de 20 à 24 ans et 25% des 25-34 ans
- Est la troisième plateforme sociale la plus utilisée en France
- 90% des utilisateurs de Snapchat utilisent aussi Instagram
Peut-on imaginer dans ces conditions, que la nature éphémère et spectrale des contenus Snapchat aurait séduit l’infidèle Emma ? Aucune trace de sa double vie et camouflage garanti. A dire vrai, j’en doute. Une étude de Médiamétrie révèle ainsi que 41% des utilisateurs de l’application valorisent le fait de rester soi-même. De montrer sa vie telle qu’elle est. Aux antipodes de la sophistication et l’auto-scénarisation d’Emma.
Quant à Tik Tok (téléchargé 3 milliards de fois en 2021), celle-ci n’en n’aurait probablement pas fait grand-chose. 38% des utilisateurs de Tik Tok en France ont entre 13 et 17 ans. Bien trop jeune pour elle ! Qu’en dites-vous ?
Oubliez :
LinkedIn : Malgré ses 800 millions d’utilisateurs et son taux élevé de pénétration auprès des 25-34 ans (60%), ce réseau n’aurait résolument pas intéressé Emma. Plus occupée à ressentir qu’à produire. Emma Bovary aurait vécu de ses amours !
Twitter : Pourquoi Emma n’aurait-elle vraisemblablement pas tweeté ? Son format exigeant : 280 caractères. Emma étant le parangon de la surenchère émotionnelle, twitter n’aurait pu la contenir !
Le saviez-vous ?
- Le compte Twitter le plus suivi ? Celui de Barak Obama
- 52% des tweets générés en 2021 vient de la génération Z !
- 38,5% des utilisateurs de l’application ont entre 25 et 34 ans
- 30% seulement des utilisateurs de Twitter sont des femmes
Pour conclure
Cette activité sociale fébrile aurait-elle empêché Emma de commettre l’irréparable ? Sauvé Emma d’elle-même ? En 2022, La France a tristement l’un des taux de suicide les plus élevés en Europe ; cela concerne particulièrement les jeunes filles (1 sur 5). Pourtant 72% de la population utilise des réseaux sociaux.
Emma Bovary, le drame d’une petite bourgeoise désœuvrée et hystérique, perdue dans sa campagne ? Trop facile. C’est d’ailleurs ce qui rend le texte si actuel. Emma Bovary, c’est l’incapacité à résoudre le réel. A s’accommoder du réel. La complexité de l’image de soi. Les errements de la construction d’une identité. Les troubles du comportement. Les réseaux sociaux auraient-ils accru ou amoindri l’état de la jeune femme ? On sait toutes les questions soulevées par l’impact des réseaux sociaux sur la santé mentale. De même qu’on en célèbre la dimension communautaire, créative voire libératrice.
Une chose est certaine. Les réseaux sociaux, à défaut de détourner Emma Bovary d’elle-même, auraient comblé le vide creusé par le temps. Pour un temps. Epousé sa fuite en avant …Jusqu’à ce qu’ils l’ennuient à leur tour. Car Emma, c’est l’ennui qui dévore, implacable. Que l’on annihile uniquement en acceptant de se regarder, de se connaitre, de se reconnaitre.
Les jeunes réinventent les usages de la lecture . Charles de Laubier Mai 2022 Le Monde.
Données Hootsuite 2022.
Médiamétrie 2022
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